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Giordino étale sur la table de la cuisine les papiers que contenait le dossier. Il y a six feuillets en tout. La petite plaque d’aluminium que Pitt a trouvée dans la poche du pilote trempe dans une solution que Giordino a concoctée pour faire réapparaître ce qui pouvait être gravé dans le métal.
Pitt et Steiger sont assis devant les bûches crépitantes et boivent du café. L’âtre est fait de pierres du pays et sa chaleur réchauffe toute la pièce.
— Vous rendez-vous compte de la signification de ce que vous supposez ? demande Steiger. Vous tirez d’un chapeau un crime capital sans l’ombre d’une preuve…
— Mettez-vous bien ceci dans la tête : vous parlez comme si j’étais en train d’accuser de meurtre l’Armée de l’air tout entière. Je n’accuse personne. D’accord, il s’agit de preuves circonstancielles, mais je suis prêt à parier mes économies que n’importe quel médecin légiste sera d’accord avec moi. Le squelette que j’ai trouvé dans la soute n’est pas mort il y a trente-quatre ans, en même temps que l’équipage.
— Comment pouvez-vous l’affirmer ?
— Il y a divers points qui ne collent pas. Tout d’abord, notre passager en surnombre a encore de la chair sur les os. Les poissons ont nettoyé les autres il y a des années. Cela indique, à mes yeux au moins, qu’il est mort longtemps après l’accident. D’autre part, il était pieds et poings liés aux crochets d’amarrage de la soute. Avec un rien d’imagination, on pourrait reconnaître là le style des anciennes exécutions de gangsters.
— Vous voilà en train de nous plonger dans le mélodrame.
— Mais toute l’affaire paraît mélodramatique ! Un mystère s’enclenche sur un autre, sans lien logique, d’ailleurs.
— Okay, prenons les faits que nous savons exacts, dit Steiger. L’appareil qui porte le matricule 75403 se trouve là où on ne l’attendait pas. Mais il existe bel et bien.
« Et je crois que nous pouvons assurer sans crainte d’erreur que c’est l’équipage d’origine qui se trouve encore assis aujourd’hui dans l’épave. Pour ce qui est du corps en surnombre, le rapport a peut-être négligé de préciser son affectation. Il s’agit peut-être d’un changement de dernière heure : un copilote ou un mécanicien de recharge qui s’était attaché aux crochets d’amarrage au moment de l’atterrissage forcé.
— Alors, comment expliquez-vous l’uniforme différent ? Il est vêtu de kaki et non pas du bleu de l’Armée de l’air.
— Je ne peux pas plus répondre à cela que vous ne pouvez tenir pour certain qu’il a été assassiné bien après l’accident.
— C’est là où vous vous trompez, annonce tranquillement Pitt. J’ai une excellente idée de l’identité de notre invité inattendu. Et si elle est bonne, sa suppression par une ou plusieurs personnes inconnues devient une certitude absolue.
Steiger lève les sourcils.
— Je vous écoute, dit-il. A qui pensez-vous ?
— A l’homme qui a bâti ce chalet. Il s’appelait Charlie Smith, le père de Loren Smith, représentante du Colorado au Congrès.
II faut à Steiger quelques instants pour digérer l’énormité de ce que Pitt vient de déclarer.
— Très exactement des bribes et des morceaux. Je sais de source sûre que la notice nécrologique de Charlie Smith annonce qu’il a été réduit en poussière par un explosif de sa fabrication. Et que l’on n’a pu retrouver de lui qu’un pouce et une botte. Du joli travail, vous ne trouvez pas ? Vite fait, bien fait. Il faudra que je me rappelle ça la prochaine fois que je voudrai me débarrasser de quelqu’un. Vous faites exploser votre bombe et, dès que la poussière est retombée, vous jetez sur le bord du cratère encore fumant une godasse et une partie anatomique de la victime, le tout aussi parfaitement identifiable que possible. Les amis du défunt reconnaîtront le soulier, et les services du shérif ne peuvent manquer d’identifier le pouce dès qu’ils en ont relevé une empreinte. De mon côté, je me suis arrangé pour enterrer le reste du corps là où j’espère qu’on ne pourra jamais le retrouver. La mort de ma victime passe pour un accident et je passe, moi, le reste de mes jours en paix.
— Vous voulez dire qu’il manque à votre squelette un pied et un pouce.
Pitt hoche affirmativement la tête.
A 9 h 30, Giordino est prêt. Il commence par faire à Pitt et Steiger un amphi comme s’ils étaient en classe de chimie.
— Comme vous pouvez le constater, après un séjour de plus de trois décennies dans l’eau, la couverture de vinyle est pratiquement restée à l’état de neuf parce qu’il s’agit d’un composé organique, mais le papier des documents qu’elle contenait est presque redevenu de la pulpe. Ces papiers étaient ronéotypés – procédé communément employé avant les miracles du Xerox. Je suis désolé de vous apprendre que l’encre de l’impression a à peu près disparu et qu’aucun laboratoire au monde ne peut plus rien déchiffrer même au super-grossissement. Trois des feuillets sont pratiquement inutilisables. Rien ne reste qui soit même vaguement lisible. Le quatrième feuillet semble avoir contenu des renseignements météorologiques. Quelques mots ici et là font allusion aux vents en altitude et aux températures atmosphériques. La seule phrase que j’aie pu déchiffrer dit : « Ciel redevenant clair au-delà des pentes ouest. »
— Pentes ouest signifiant les Rocheuses du Colorado, précise Pitt.
Steiger saisit le bord de la table.
— Bon Dieu ! Voyez-vous ce que cela implique ? s’exclame-t-il.
— Cela veut dire que la mission du 03 n’avait pas la Californie pour point de départ comme le prétend le rapport, répond Pitt. Son point de départ devait être à l’est d’ici, puisque l’équipage s’inquiétait des conditions atmosphériques au-dessus du Great Divide.
— Et voilà pour le contenu du feuillet numéro 4, dit Giordino. Quant au feuillet numéro 5, comparé au reste, c’est une véritable mine de renseignements. Ici, nous pouvons vaguement reconstituer plusieurs groupes de mots, y compris le nom de deux membres de l’équipage. Bien des lettres manquent, mais, avec un rien de déduction élémentaire, on peut imaginer la signification des mots. Prenons ceci, par exemple.
Giordino indique une feuille de papier et les deux hommes se penchent pour voir mieux.
A rc ft omm nd r : Ma ay on V1 nde
— Maintenant, comblons les blancs, poursuit Giordino, et nous obtenons « Aircraft commander : Major Raymond Vylander ».
— Et pour la seconde combinaison, dit Pitt en la montrant du doigt. Elle donne le nom et le grade du navigateur.
— Joseph Burns, en effet, confirme Giordino. Il manque trop de caractères dans les lignes suivantes pour qu’on puisse deviner leur sens. Et puis, voici autre chose, continue Giordino en montrant le bas de la feuille.
ode n me : ix n 03
— Indicatif d’appel classique, intervint Pitt. Tout appareil en mission secrète en reçoit un. C’est généralement un nom suivi des deux derniers chiffres du matricule de l’avion.
Steiger jette à Pitt un regard sincèrement admiratif.
— Comment se fait-il que vous le sachiez ? observe-t-il.
— Oh, j’ai dû ramasser ça quelque part, fait Pitt, désinvolte.
Giordino comble les blancs.
— Nous avons donc maintenant : « Code name : machinchose 03. »
— Quels noms peuvent s’écrire avec « IX » au centre, s’interroge Steiger.
— Il y a des chances pour que la lettre qui venait après l’x soit un e ou un o.
— Qu’est-ce que tu dirais de « Nixon » ? propose Giordino.
— Je doute fort qu’un simple appareil de transport ait été baptisé du nom du vice-président, remarque Pitt. Vixen 03 (femelle du renard ou garce. Dans le cas présent, renarde )me paraît plus vraisemblable.
— Vixen 03, répète doucement Steiger. Ce nom-là en vaut bien d’autres.
— Poursuivons, reprend Giordino. Notre dernière ligne déchiffrable, du cinquième feuillet est « E – blanc — A, Rongelo 060 blanc. »
— Heure d’arrivée prévue : 6 heures du matin, à Rongelo, traduit Steiger dont le visage reste pourtant incrédule. Où diable ! cela peut-il être ? Le Vixen 03 devait atterrir à Hawaii.
— Je ne peux vous dire que ce que je peux lire, répond Giordino.
— Et le sixième feuillet ? demande Pitt.
— Pas grand-chose à en tirer. Rien que du charabia, sauf une date et un degré dans la hiérarchie du secret près du bas de la page. Voyez vous-même.
rders d te anu ry 2. 954
Aut or z dy : r li r B s
TO SE R T COD 1A
Steiger se penche sur le libellé indéterminé.
— La première ligne signifie : Orders dated January, quelque part entre le 20 et le 29 en 1954.
— La seconde me paraît se traduire par : « Autorisé par » ; le nom de l’officier a disparu, mais le grade de général irait bien là.
— Nous arrivons en fin à Top-secret Code One-A, termine Giordino. Il n’y a pas de classification plus secrète que celle-là.
— Je crois qu’on peut raisonnablement supposer, dit Pitt, que quelqu’un dans les échelons supérieurs du Pentagone ou de la Maison-Blanche, ou dans les deux, a rédigé un faux rapport d’accident pour dissimuler le véritable sort du Vixen 03.
— Au cours de toute ma carrière dans l’Armée de l’air, je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Pourquoi faudrait-il couvrir d’un mensonge flagrant la disparition d’un avion ordinaire en mission normale ?
— Ouvrez les yeux, colonel. Le Vixen 03 n’était pas un appareil ordinaire. Le rapport affirme que l’appareil avait pour point de départ la base de Travis près de San Francisco et qu’il devait atterrir sur Hickham Field, à HawaII. Nous savons maintenant que l’équipage avait en fait comme destination un certain point nommé Rongelo.
— Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu parler de cet endroit, dit Giordino en se grattant la tête.
— Ni moi non plus, dit Pitt. Mais nous pourrons élucider ce mystère dès que nous aurons mis la main sur un atlas.
— Bon. Alors qu’avons-nous récolté ? demande Steiger.
— Pas grand-chose, reconnaît Pitt. Si ce n’est que vers la fin du mois de janvier 1954, un C-97 a décollé d’un point situé dans l’est ou dans le centre des Etats-Unis pour une mission top-secret. Mais il s’est passé quelque chose au-dessus du Colorado. Un incident mécanique qui a obligé l’équipage à poser l’appareil sur le pire terrain imaginable. Ils avaient eu de la chance ou, du moins, l’ont-ils cru. Après avoir évité par miracle de s’écraser contre la montagne, Vylander a repéré un terrain découvert et a préparé le stratocruiser pour un atterrissage forcé. Mais ce qu’il ne pouvait pas deviner – rappelez-vous que c’était en janvier et que le terrain était certainement couvert de neige –, c’est l’affreuse réalité : le terrain était en fait un lac gelé et recouvert de neige.
— Si bien que lorsque la vitesse acquise a diminué et que le poids de l’appareil a joué, complète Steiger l’air absent, la glace a cédé et l’avion s’est englouti.
— Exactement. L’irruption de la masse d’eau dans l’appareil éventré et le choc paralysant du froid ont terrassé les membres de l’équipage avant qu’ils puissent réagir et ils sont morts à leur poste. Personne n’a été témoin de l’accident, la glace s’est reformée sur la tombe et toute trace de la tragédie a entièrement disparu. Les recherches n’ont rien donné. Le sort du Vixen 03 a été par la suite dissimulé dans un rapport fallacieux et tout a été diplomatiquement oublié.
— Ton scénario est intéressant, dit Giordino, et il est facile à jouer. Mais que vient faire Charlie Smith dans l’histoire ?
— Il a dû accrocher le réservoir d’oxygène un jour qu’il péchait. Comme il avait l’esprit curieux, il a dû draguer le coin, et c’est sans doute comme ça qu’il a repêché le train d’atterrissage de l’épave.
— Il a dû faire une drôle de tête quand le train a fait surface, remarque Giordino en souriant.
— Je veux bien à la rigueur accepter la théorie de l’assassinat de Smith, dit Steiger, mais je ne vois toujours pas le mobile.
Pitt lève les yeux sur Steiger.
— Il doit bien y avoir une raison pour ôter la vie à un homme.
— La cargaison, s’exclame Giordino, surpris de son hypothèse. C’était une mission top-secret. Il est clair comme le jour que ce que transportait le Vixen 03 présentait une valeur énorme. Assez de valeur en tout cas pour provoquer un assassinat.
Steiger secoue la tête.
— Si la cargaison a une telle valeur, pourquoi n’a-t-elle pas été repêchée par Smith ou par son assassin supposé ? D’après ce que nous dit Pitt, elle se trouve toujours au fond.
— Et bouclée à double tour, précise Pitt. Pour autant que je sache, les cylindres n’ont jamais été ouverts.
— Autre question, lance Giordino en se raclant la gorge.
— Vas-y.
— Qu’y a-t-il dans ces containers ?
— Il fallait bien que tu y arrives, soupire Pitt. Eh bien, une supposition mérite déjà un certain examen. Prenons un appareil transportant des containers cylindriques au cours d’une mission secrète quelque part dans l’océan Pacifique en janvier 1954…
— Mais bien sûr, coupe Giordino. On faisait des essais nucléaires à Bikini à cette époque-là !
Steiger se dresse et reste comme une statue.
— Avez-vous l’intention de nous dire que le Vixen 03 transportait des ogives nucléaires ?
— Je ne veux pas vous influencer du tout. J’avance simplement une possibilité, et assez passionnante, d’ailleurs. Pour quelle autre raison l’Armée de l’air fourrerait-elle aux oubliettes la disparition d’un de ses appareils et lâcherait-elle un nuage de fausses informations pour dissimuler cette disparition ? Pour quelle autre raison un équipage risquerait-il une mort quasi certaine en posant en catastrophe un avion endommagé au beau milieu des montagnes, au lieu de sauter en parachute et de le laisser s’écraser n’importe où, même près d’une région habitée ou en plein dessus ?
— Il reste un point capital qui démolit votre théorie : le Gouvernement n’aurait jamais abandonné les recherches s’il s’était agi d’une cargaison d’ogives nucléaires.
— Je reconnais que, là, vous me tenez. Il semble étrange, en effet, qu’on laisse éparpillé dans la nature ce qu’il faut pour faire sauter la moitié du pays.
Tout à coup Steiger renifle.
— Qu’est-ce que c’est que cette puanteur ? Giordino se lève d’un bond et s’approche du poêle.
— Je crois que la plaque de métal est trop cuite.
— Dans quoi l’avez-vous fait bouillir ?
— Un mélange de vinaigre et de bicarbonate de soude. C’est tout ce que j’ai pu trouver qui fasse à peu près l’affaire.
— Etes-vous sûr que nous allons retrouver l’empreinte ?
— Difficile à dire. Je ne suis pas chimiste. Mais si ça ne lui a pas fait de bien, ça ne pouvait pas lui faire de mal.
Steiger, exaspéré, lève les bras au ciel et se tourne vers Pitt.
— J’aurais dû confier cela à des techniciens du laboratoire.
Giordino ignore la remarque de Steiger : avec deux fourchettes, il sort délicatement la plaque du mélange bouillant et la sèche dans un torchon. Puis il la présente à la lumière et l’examine sous différents angles.
— Qu’est-ce que tu peux voir ? demande Pitt. Giordino pose la plaquette sur la table devant eux.
Il respire à fond et son visage est grave.
— Un symbole, dit-il. Le symbole de la radioactivité.